3 novembre 2010

Entre tradition et innovation (suite)

C’est une vaste question que soulève S.. Même si tu as raison en disant que les formes typographiques ont évolué depuis l’invention de Gutenberg, je pense pour autant que leur structure n’a pas foncièrement changé. C’est assez fou de se dire que Nicolas Jenson et les autres typographes de l’époque ont mis au point des formes qui sont toujours viables aujourd’hui. On peut facilement utiliser l’Adobe Jenson pour composer un texte actuel (même s’il est vrai que cela donnera une couleur particulière) tandis qu’il semble difficile de construire aujourd’hui un édifice style Renaissance sans se faire taxer de passéiste ou de nostalgique… Bref, tout ça pour dire que la structure des signes a finalement peu bougé. On se base toujours sur les proportions de la capitale romaine (colonne trajane) et l’italique n’a que peu dérivé de l’écriture de chancellerie et des premiers poinçons de Francesco Griffo.

Il y a un schéma intéressant d'Adrian Frutiger dans lequel il superpose des a issus des grandes familles de la classification Vox, afin de faire apparaître une silhouette commune (1). Gerard Unger parle beaucoup de cette structure récurrente dans son très bon ouvrage, While you’re reading (2). Il parle des matrices qui se sont peu à peu gravées dans nos esprits au fil de l’histoire. Ainsi, nous avons dans notre mémoire visuelle des squelettes qui correspondent à chacune des lettres de l’alphabet et qui nous permettent de mieux les reconnaître lors du processus de lecture.
Cependant, il ne faut pas oublier que l’œil ne lit pas les lettres une à une mais les mots entiers. Comme l’explique Émile Javal (3), notre œil lit en faisant des saccades (= saut entre deux fixations) et des fixations (durant lesquelles il lit environ dix signes). Ainsi, l’œil capte la silhouette des mots et non pas les lettres une à une. Cette réflexion illustre tout l’intérêt du schéma d’Hochuli que tu as mis et qui montre que les contours des lettres du Futura sont trop proches pour être bien différenciés. L’œil lira donc les formes du Futura moins facilement.

Je suis donc d’accord avec toi quand tu te dis qu’il y a très peu de marge de manœuvre pour le dessinateur de caractères de labeur. C’est pour ça qu’Unger différencie deux types de pratiques : la typographie de labeur (destinée à la lecture continue, dans des corps de texte) et la typographie davantage destinée au titrage, aux affiches, etc. Même s’il s’agit du même art (celui de dessiner des alphabets), je pense moi aussi que ce sont deux pratiques à dissocier.
Les caractères de labeur nécessitent un certain nombre de caractéristiques difficilement occultables : il n’est pas possible de nier la tradition (les garaldes et les humanes sont toujours utilisées pour la composition des ouvrages, ce n’est pas un hasard), il y’a forcément des impératifs comme la lisibilité et le confort de lecture qui entrent en compte et qui induisent diverses règles élémentaires : respect de la chasse de chaque signe, dessin reconnaissable des lettres, homogénéité de l’ensemble, etc. N’oublions pas que la typographie est un art appliqué qui implique le respect de contraintes, l’adaptabilité à des besoins et à un support. Le créateur n’est pas libre de faire tout ce qui lui passe par la tête, il doit garder à l’esprit qu’à la fin son caractère doit être fonctionnel.
Quand à la typographie « display », elle est totalement dégagée de ces contraintes. C’est seulement pour ce type de caractères qu’il est possible de véritablement innover, de faire table rase du passé et de proposer des choses inédites. C’est notamment dans ce domaine que les graphistes ont la possibilité d’intervenir (Fanette Mellier, M/M, atelier ter Bekke/Behage, Non-Format, etc.). Il me semble donc important de bien différencier les deux pratiques.

Les caractères de labeur doivent donc se faire discrets lorsqu’ils sont composés. Leur principal but est de servir le texte. Pour illustrer cela il y a un très bon article de Beatrice Warde qui a été publié pour la première fois dans The Fleuron (la revue qui était dirigée par Stanley Morison) : The crystal goblet (4). Pour expliquer ce que doit être un caractère de labeur, elle s’appuie sur une métaphore très simple. Elle compare une page de texte à un verre en cristal rempli de vin. La typographie utilisée doit être aussi claire et limpide qu’un verre de cristal. Le caractère de labeur, à l’instard du cristal, révèle et met en avant le contenu sans détour. « The crystal goblet or printing should be invisible ».
Je trouve que cet exemple résume tout à lui tout seul. Selon moi, la typographie de labeur est un terrain de jeu dans lequel on peut encore innover, mais par petites touches (même s’il ne faut pas oublier que les Allemands sont passés du gothique au romain en l’espace d’un siècle !). Pour les sceptiques qui pensent que tout a été fait en typographie, il suffit de regarder les réalisations de designers comme Gerard Unger ou Peter Bil’ak pour voir qu’il est encore possible de proposer des caractères de labeur inédits. Il suffit juste de prendre en compte les habitudes des lecteurs et les siècles de tradition qui peu à peu gravés dans nos mémoires la matrice de chaque lettre. Pour conclure, une citation de Zuzana Licko : « readers read best what they read most ».

M.


(1) Adrian Frutiger, À bâtons rompus. Atelier Perrousseaux, 2001.
(2) Gerard Unger, While you're reading. Mark Batty Publisher, 2005.
(3) Émile Javal, Physiologie de la lecture et de l'écriture. Cepl, 1978.
(4) Beatrice Warde, « The crystal goblet », in Sixteen essays on typography, 1932.


Italique de Francesco Griffo (1547). Photo © N.

 

Schéma d'Adrian Frutiger montrant la structure commune des lettres (ici le a)

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