Je suis en train dessiner ma première typographie de labeur et je me demande : comment est-ce possible d’expérimenter, d’innover tout en restant lisible ?
« [...] savoir lire, c’est neutraliser inconsciemment la variation typographique des tokens (1) de façons à décoder sans efforts les types qui se cachent derrière toutes les façons d’imprimer l’alphabet. » (2)
Si notre regard est habitué par éducation au squelette (3) de la lettre existante depuis des siècles, comment faire pour s’en éloigner et s’approprier un dessin de caractère ? (ce qui renvoi à l’article précédent de M. concernant l’homogénéité des typographies produites à Reading (dont je ne remets pas en question la qualité, mais la diversité).
Une typographie réussie doit être lisible et pour cela invisible (4). En effet, le dessin de caractère ne doit pas être vu, mais lu. Une bonne typographie doit permettre à son lecteur de l’ignorer afin qu’il se concentre essentiellement sur le contenu du texte.
Prenons par exemple le livre Typefaces as program (5), la typographie du texte courant (dessiné par David Keshavjee et Julien Tavelli si mes souvenirs sont bons) confirme cette règle. À la lecture de ce très bon ouvrage (justement constitué de recherches et d’expérimentations typographiques), j’ai été dérangé par le dessin du e particulièrement (6). En effet, cette lettre est dessinée de manière assez sèche, un axe vertical termine sa forme, amenant ainsi une rupture par rapport à l’espace ou à la lettre suivante.
Remontons encore plus loin, avec le Futura qui a traversé des décennies. Il arrive que cette typographie soit employée pour du texte courant. Pourtant, il me semble qu’il ne soit pas le plus aisé à lire. En tant que sans-sérif géométrique, il est difficile à lire (de façon fluide) car les lettres sont peu distinctes les unes des autres (7). Notre regard doit davantage placer la lettre au sein du mot qu’elle compose pour parvenir à lire. Ainsi la lecture n’est pas la plus optimale possible. Mais cela amène à un autre débat, celui entre les sérifs et les non-sérifs, dont je ne traiterai pas cette fois-ci.
Je veux dire par là, que Paul Renner tout comme nombreux de ses confrères, avait le désir de pousser les limites de la lecture en s’éloignant du squelette traditionnel de la lettre, que nous connaissons. Il a cherché de nouvelles formes. Faut-il ainsi expérimenter et amener du nouveau, quitte à brusquer le lecteur ?
Je me souviens lorsque Dimitri Bruni & Manuel Krebs (Norm) ont sorti le Replica, il y a exactement deux ans, ils ont été accusé de refaire un nouvel Helvetica (alors que ce dernier est fortement inspiré de l’Akzidenz Grotesk, je rejoins Martin Majoor sur ce point :) Ainsi je m'interroge tout haut : n’est-ce pas un leurre de croire que l’on peut innover et concevoir du neuf en s’éloignant fortement des dessins dit plus traditionnels ?
Si je devais aujourd’hui en tirer une conclusion, je répondrai oui , que le dessin de labeur évolue doucement mais sûrement, comme nous pouvons le constater face à sa progression au cours de ces derniers siècles. Ce n’est pas pour rien si des typographies tel que le Baskerville sont appelées transitionnelles. La typographie se transforme peu à peu, confrontée à des changements techniques et face à de nouveaux modes de lecture. J’aime penser que la typographie de labeur participe à l’éloge de la lenteur. Mais je suis peut-être, tout simplement, trop conservatrice...
Alors pour réconcilier ceux qui ne seraient pas de mon avis, je finirai sur une phrase réconfortante de Melville : « Mieux vaut échouer dans l’originalité que réussir dans l’imitation. »
S.
(1) voir tableau ci-dessous
(2) provenant de l’article de Marc Arabyan, Le choix typographique, dans La typographie du livre français, sous la direction d’Olivier Bessard-Banquy et Christophe Kechroud-Gibassier, Les cahiers du livre, Presses universitaires de Bordeaux, 2008, p.211
(3) Adrian Frutiger, Histoire des Antiques, série d’articles parue dans la Revue suisse de l’imprimerie et reprise en tirage à part à l’enseigne de l’École romande des arts graphiques, Lausanne, et société linotype France, 1989.
(4) Jean-François Porchez, La typographie, c’est l’invisible, dans La typographie du livre français, sous la direction d’Olivier Bessard-Banquy et Christophe Kechroud-Gibassier, Les cahiers du livre, Presses universitaires de Bordeaux, 2008, p.85
(5) François Rappo, Typefaces as program, JRP Ringier, 2010. (malheureusement épuisé)
(6) voir l’image ci-dessous.
(7) Jost Hochuli, Le détail en typographie, Édition B42, 2010, p.17.
« [...] savoir lire, c’est neutraliser inconsciemment la variation typographique des tokens (1) de façons à décoder sans efforts les types qui se cachent derrière toutes les façons d’imprimer l’alphabet. » (2)
Si notre regard est habitué par éducation au squelette (3) de la lettre existante depuis des siècles, comment faire pour s’en éloigner et s’approprier un dessin de caractère ? (ce qui renvoi à l’article précédent de M. concernant l’homogénéité des typographies produites à Reading (dont je ne remets pas en question la qualité, mais la diversité).
Une typographie réussie doit être lisible et pour cela invisible (4). En effet, le dessin de caractère ne doit pas être vu, mais lu. Une bonne typographie doit permettre à son lecteur de l’ignorer afin qu’il se concentre essentiellement sur le contenu du texte.
Prenons par exemple le livre Typefaces as program (5), la typographie du texte courant (dessiné par David Keshavjee et Julien Tavelli si mes souvenirs sont bons) confirme cette règle. À la lecture de ce très bon ouvrage (justement constitué de recherches et d’expérimentations typographiques), j’ai été dérangé par le dessin du e particulièrement (6). En effet, cette lettre est dessinée de manière assez sèche, un axe vertical termine sa forme, amenant ainsi une rupture par rapport à l’espace ou à la lettre suivante.
Remontons encore plus loin, avec le Futura qui a traversé des décennies. Il arrive que cette typographie soit employée pour du texte courant. Pourtant, il me semble qu’il ne soit pas le plus aisé à lire. En tant que sans-sérif géométrique, il est difficile à lire (de façon fluide) car les lettres sont peu distinctes les unes des autres (7). Notre regard doit davantage placer la lettre au sein du mot qu’elle compose pour parvenir à lire. Ainsi la lecture n’est pas la plus optimale possible. Mais cela amène à un autre débat, celui entre les sérifs et les non-sérifs, dont je ne traiterai pas cette fois-ci.
Je veux dire par là, que Paul Renner tout comme nombreux de ses confrères, avait le désir de pousser les limites de la lecture en s’éloignant du squelette traditionnel de la lettre, que nous connaissons. Il a cherché de nouvelles formes. Faut-il ainsi expérimenter et amener du nouveau, quitte à brusquer le lecteur ?
Je me souviens lorsque Dimitri Bruni & Manuel Krebs (Norm) ont sorti le Replica, il y a exactement deux ans, ils ont été accusé de refaire un nouvel Helvetica (alors que ce dernier est fortement inspiré de l’Akzidenz Grotesk, je rejoins Martin Majoor sur ce point :) Ainsi je m'interroge tout haut : n’est-ce pas un leurre de croire que l’on peut innover et concevoir du neuf en s’éloignant fortement des dessins dit plus traditionnels ?
Si je devais aujourd’hui en tirer une conclusion, je répondrai oui , que le dessin de labeur évolue doucement mais sûrement, comme nous pouvons le constater face à sa progression au cours de ces derniers siècles. Ce n’est pas pour rien si des typographies tel que le Baskerville sont appelées transitionnelles. La typographie se transforme peu à peu, confrontée à des changements techniques et face à de nouveaux modes de lecture. J’aime penser que la typographie de labeur participe à l’éloge de la lenteur. Mais je suis peut-être, tout simplement, trop conservatrice...
Alors pour réconcilier ceux qui ne seraient pas de mon avis, je finirai sur une phrase réconfortante de Melville : « Mieux vaut échouer dans l’originalité que réussir dans l’imitation. »
S.
(1) voir tableau ci-dessous
(2) provenant de l’article de Marc Arabyan, Le choix typographique, dans La typographie du livre français, sous la direction d’Olivier Bessard-Banquy et Christophe Kechroud-Gibassier, Les cahiers du livre, Presses universitaires de Bordeaux, 2008, p.211
(3) Adrian Frutiger, Histoire des Antiques, série d’articles parue dans la Revue suisse de l’imprimerie et reprise en tirage à part à l’enseigne de l’École romande des arts graphiques, Lausanne, et société linotype France, 1989.
(4) Jean-François Porchez, La typographie, c’est l’invisible, dans La typographie du livre français, sous la direction d’Olivier Bessard-Banquy et Christophe Kechroud-Gibassier, Les cahiers du livre, Presses universitaires de Bordeaux, 2008, p.85
(5) François Rappo, Typefaces as program, JRP Ringier, 2010. (malheureusement épuisé)
(6) voir l’image ci-dessous.
(7) Jost Hochuli, Le détail en typographie, Édition B42, 2010, p.17.
(1)
provenant de l’article de Marc Arabyan, Le choix typographique, dans La typographie du livre français, sous la direction d’Olivier Bessard-Banquy et Christophe Kechroud-Gibassier, Les cahiers du livre, Presses universitaires de Bordeaux, 2008, p.210
provenant de l’article de Marc Arabyan, Le choix typographique, dans La typographie du livre français, sous la direction d’Olivier Bessard-Banquy et Christophe Kechroud-Gibassier, Les cahiers du livre, Presses universitaires de Bordeaux, 2008, p.210
(6)
François Rappo, Typefaces as program, JRP Ringier, 2010.
(7)
Jost Hochuli, Le détail en typographie, Édition B42, 2010, p.17.
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